Holly percevait le froid de son milk-shake à la fraise, à travers la coupe, ses mains l'enserrant comme si elle s'était saisie d'un trophée. Le regard perdu dans la rue, la femme laissait ses pensées vagabonder. Son imagination tissait une histoire autour de chaque profil que son regard accrochait. Inventant des histoires, traçant un roman qui n'existait que dans sa petite caboche. Malgré la clientèle qui l'entourait, elle se sentait aussi seule qu'un naufragé sur son île. Aussi transparente. Et cela ne lui déplaisait pas. Mieux valait l'indifférence que le mépris.

Plongeant sa cuillère dans la mousse, Holly préleva un morceau qu'elle porta à sa bouche. Son geste se suspendit à la vue de la cliente qui venait de faire son entrée. Brigitte Bardot américanisée. Blonde élancée aux formes pleines. Marilyn Monroe en devenir. Ce n'était pas la beauté de la femme qui l'avait surprise (Vegas était empli de beautés qui mériteraient d'arpenter les pavés d'Hollywood). Ni son maintien qui faisait ressentir à tous des années d'éducation prestigieuse, creusant un fossé entre elle et le reste du monde.

Non, ce n'était rien de tout cela. Holly connaissait ce profil, cette démarche de conquérante. Miss Summer E. Heartless. Fille issue d'une richissime lignée américaine, un pur produit de raffinement, un diamant qui avait rejoint la Freisler Industries. Et une grande cliente régulière de l'Olympus, hôtel où elle venait finir ses nuits au grand dam du personnel. Les rumeurs allaient bon train sur sa personne. On lui prêtait des prétentions de diva, de multiples scandales qui avaient fait tourner chèvre la tête de plusieurs employés. Sous son faciès de blonde raffinée se cacherait un tyran.

Holly renfonça sa tête dans ses épaules. Elle ne voulait pas croiser le regard de cette femme, ni même qu'elle la remarque. Elle n'avait nullement envie de subir le courroux de miss Heartless si jamais son Coca-Cola venait à ne pas être assez frais à son goût. En guise de paravent pour se dissimuler aux yeux de la blonde, Holly se saisit du menu posé sur la table, feignant de le lire. Seule fausse note : elle le tenait à l'envers.

Elle la tutoyait.

Cette dame de la haute société s'était adressé à elle, en la tutoyant. Holly ne savait quoi en penser. Contrite comme une enfant prise la main dans le pot à confiture, elle abaissa le menu. Devait-elle voir, dans ce comportement, une envie de briser une barrière sociale ?

« Elle te parle comme elle s'adresse à ses domestiques. Les maîtres Blancs ne vouvoient pas ceux qui sont à leur service. » songea-t-elle.

Oui, ce devait être probablement cela. Se rassurant par cette simple excuse, Holly déposa le menu sur le coin de la table, s'empara de sa cuillère... Et fut interrompue par le retour impromptu de Miss Heartless. La jeune femme l'invitait à sa table. Holly savait de moins en moins quoi penser de cette jeune femme. Milles théories se formaient dans son esprit, transformant cette simple invitation en moquerie déguisée.

Mais refuser serait faire preuve de la pire des impolitesses. Holly se leva, et inclina la tête. Répétant ainsi ce geste qu'elle avait depuis toute petite lorsqu'elle croisait un Blanc.

« Je vous remercie Miss Heartless, ce serait un honneur. »

Holly se mordit légèrement la lèvre en se rendant compte que ses paroles pouvaient paraître un brin pompeuses, alors qu'elle ne faisait qu'être polie. Prenant son milk-shake et son sac, la jeune femme suivit Miss Heartless attendant même que cette dernière s’assoit, avant de prendre place à son tour.

« Veuillez excuser ma curiosité Miss, mais... pourquoi m'inviter à votre table ? »

Tant pis pour la prudence. La situation était bien trop incongrue pour qu'elle reste simple spectatrice.

Holly était tout bonnement décontenancée. Miss Heartless s'adressait à elle comme à une simple camarade Blanche, sans se soucier du qu'on dira-t-on. Holly demeurait sur la réserve, s'attendant à ce que la situation dégénère à tout moment. Elle était déjà persuadée que toute la clientèle les observait à la dérobée. Ses mains se posèrent sur le bord de la table, ses doigts pianotant la surface – geste nerveux démontrant son anxiété.

« Holly, M... Summer. Je suis touchée par votre demande, mais je ne voudrais pas abuser de... »

La femme de ménage stoppa net. Miss Heartless lui tendait probablement un piège, sous couvert de formuler une simple question. Holly jeta un coup d’œil à son milk-shake à moitié dévoré, comme si la réponse à toutes ses questions se trouvait dissimulée dans ce dessert glacé.

« Je ne dirais pas non à un Coca, si cela ne vous dérange pas. »

Les doigts de la jeune femme se mirent à pianoter le pied du verre contenant le milk-shake. Holly veillait à ne pas le frapper avec ses ongles – le bruit provoqué aurait été particulièrement désagréable. Ne voulant pas paraître présomptueuse, la jeune femme s'adressait toujours à son interlocutrice les yeux légèrement baissés. Vieille habitude inculquée depuis l'enfance.

« Vous... Vous plaisez à Vegas, Summer ? »

Même persuadée d'être en face d'un lion prêt à la dévorer, Holly ne pouvait s'empêcher de tenter de mener une conversation, tout ce qu'il y a de plus normale.

Spoiler:

Obéis à la dame, Holly. Détends-toi, et montre ton plus beau sourire.

Obéissant docilement à la petite voix de sa conscience, la jeune femme dévoila un sourire qu'elle avait su perfectionner au cours de son travail. Un sourire rayonnant sans être trop ostentatoire. Holly laissa son interlocutrice parler tout son soûl – on lui avait appris à ne jamais couper la parole, mais à écouter avant toute chose. Entendre Summer mentionner des vaches et le Nebraska traça, dans l'esprit d'Holly, l'image d'une Summer bien différente de celle qui se tenait, actuellement, devant elle. Une gamine aux cheveux tressés, presque garçon manqué, courant dans les prés en compagnie de tout un troupeau de vaches mugissantes.

Le contraste était si frappant qu'un rire échappa à Holly. La jeune femme plaqua sa main contre sa bouche mais, peine perdue. Le rire avait résonné dans le restaurant, assez audible pour son interlocutrice.

« Pardonnez-moi. C'est que... Il est difficile de vous imaginer vivre en compagnie de vaches. Je veux dire... dans une ferme. Vous êtes si... élégante. »

Saisissant l'ouvre-bouteille laissé par le serveur, Holly fit sauter la capsule de la bouteille de Coca. La jeune femme hésita quelques secondes avant de boire une goulée, à même la bouteille. Tous les Américains le faisaient, pourquoi pas elle ? Et si Miss Heartless venait réellement du Nebraska, elle ne s'offusquerait pas d'un tel geste.

« Je suis à Vegas depuis 1958, j'ai donc eu le temps de voir toute la ville, et pourtant... Elle se modifie sans cesse, elle bouge, elle vibre comme... un véritable organisme vivant. Dans l'hôtel où j'officie, j'ai pu voir et entendre nombre d'histoires. C'est assez passionnant, et plus mouvementé que ces sitcoms qui passent à la télévision. Et certains clients sont de véritables divas. »

Holly sentit qu'elle venait de franchir une limite. Après tout, selon les rumeurs, Summer faisait partie de ces divas dont les caprices faisaient grincer les dents des employés. Voulant se rattraper aux branches, Holly se crut bon de préciser.

« Mais je suis certaine que ce n'est nullement votre cas. »

Le travail bien fait, voilà un point que les deux demoiselles avaient en commun. Holly hocha la tête, ne voulant pas couper Summer dans son débit de paroles. C'était assez intriguant de voir l'héritière des Heartless si... naturelle, entière, bien loin de l'image qu'Holly s'en faisait. Les rumeurs à son sujet devaient être faussés, ou exagérer certains points. Probablement motivés par la jalousie, les employés avaient inventé des fariboles. Holly eut un soupir mental – elle était pourtant assez âgée pour savoir qu'il ne fallait pas se fier aux bruits de couloirs.

Quand le serveur revint avec la bouteille demandée, Holly se concentra sur les paroles et gestes de Summer. La démonstration lui arracha un sourire rayonnant.

« Je ne connaissais pas cette technique. Je ne suis pas certaine de pouvoir l'effectuer. Mais qui sait avec de l'entraînement... »

Il faudrait qu'elle retente l'expérience chez elle.

« Dit moi Holly, travaille-tu dans un hôtel ou j’ai séjourné ? Je dois t'avouer que les vaches du Nebraska ne me manque pas du tout, je préfère l'ambiance de Las Vegas. »
« Je travaille à l'Olympus, vous devez connaître. L'hôtel reprenant l'ambiance de l'Antiquité. »

Holly préféra taire ses critiques sur son sujet. L'ambiance de l'Olympus était bien loin de la réalité historique. Ce n'était que des paillettes jetées au visage, de l'illusion sous couvert de vous vendre un âge d'or révolu.

« Je dois vous avouer quelque chose... »

La jeune femme s'autorisa une gorgée de Cola avant de continuer. La bouteille tremblait légèrement entre ses mains. Son regard regardait Summer sans la voir, fixant un point juste à côté de son oreille droite. Holly avait utilisé cette technique à chaque fois qu'elle avait le trac, entre autre lors d'entretiens aussi bien scolaires que professionnelles.

« Nombre d'histoires courent à votre sujet à l'Olympus. Je ne peux pas toutes les dire, et mieux vaut que vous ne sachiez pas tous les détails. Mais beaucoup de mes collègues vous considèrent comme une... »

Holly chercha les mots, ne voulant pas paraître discourtoise, ou pire impolie.

« Une femme arrogante. Une demoiselle qui... méprise le personnel, qui se vautre dans des désirs impossibles... Dans ma grande naïveté, abreuvée de toutes ces histoires, j'ai cru qu'il y avait une part de vérité. C'est pour cela que, je craignais de vous parler. »

Holly inspira un grand coup, reprenant son souffle. Elle venait de se jeter, tête la première, dans la fosse aux lions. Restait à voir la réaction de Summer face à cette confession.

« Fais entendre la voix du peuple » lui souffla la silhouette désincarnée, fantasmée, de Rutherford Klive. Summer lui offrait la possibilité de donner son avis sur son travail, à une personne extérieure à ce domaine. Et, surtout, à une personne située plus haute socialement qu'elle. A une cliente.

Holly termina de vider sa coupe avant de se permettre de répondre. Sa cuillère tinta en finissant dans la coupe vidée.

« Je partage votre point de vue dans les grandes lignes. Vous êtes une cliente, vous payez le droit d'obtenir un service qui se doit d'être irréprochable. Néanmoins... »

Holly croisa les doigts, posant ses mains sur la table. Elle adoptait presque la posture d'une maîtresse d'école expliquant la vie à son élève.

« L'erreur est humaine, tout comme le pardon. Il arrive que moi et mes collègues croulions sous le travail, devons nous occuper de clients imprévus, ou que nous rencontrions une situation complexe. Le prestige de l'hôtel ne fait qu’accroître la pression sur nos épaules. Il n'est pas rare que nombre d'entre nous craquent, et perdent leurs moyens. »

La jeune femme se mordit légèrement la lèvre. Ses propres paroles faisaient écho en elle. Ses débuts en tant que femme de chambre avaient été houleuses. Comme tous ses collègues, elle avait du apprendre sur le tas, sans réelle préparation. Chaque soir, durant sa première semaine, elle avait fini sa journée en pleurs.

« Pour ma part, je travaille en moyenne quarante-six heures par semaine, à raison d'un jour de repos par semaine. Sans compter les heures supérieures que je prends, car malheureusement je n'ai aucun copain qui ne s'occupe de moi à l'heure de la débauche. Et même seule, je dois faire face à des dépenses. Même si je suis exigeante envers moi-même, il m'arrive de faire des erreurs, de ne pas être toujours à la hauteur des attentes du client. »

Holly reposa ses mains à plat. Son regard s'ancra à celui de Summer.

« Je pense que les torts sont partagés. En tant que cliente, vous êtes en droit d'exiger un service impeccable. Mais il ne faut pas oublier qu'en face, vous avez un être humain qui peut aussi bien faillir que vous. Peut-être, sans le savoir, vous adoptez un ton rude qui peut paraître discourtois ? Pour ma part, je tâche toujours de parler avec le sourire, de veiller à ne jamais être agressive dans mes paroles. Mais ce n'est que mon avis. Vous êtes libre d'en faire ce que vous voulez. »

Holly demeurait tout de même sceptique au sujet de ces journées complètes, dépourvues probablement de toute pause-repas (ça encore elle pouvait le concevoir), mais surtout d'heures de sommeil. Soit la jeune femme gonflait les chiffres pour ne pas s'avouer vaincue, soit elle devait user d'une bonne dose de maquillage pour masquer les cernes et le teint rendu affreux par l'absence d'une bonne nuit salvatrice.

Les femmes et leurs mystères.

La proposition de changement de poste troubla Holly. Certes, ce n'était pas une promotion de rêve et tout était encore au conditionnel. Mais la jeune femme lui permettait de s'élever un peu au-dessus de sa condition, d'améliorer son ordinaire.

« Je ne sais pas si Monsieur sera d'accord, mais je vous fais confiance. » Un sourire sincère détendit les traits d'Holly. « Vous êtes de ces femmes qui ont été trempées dans l'airain, inflexibles quand une décision doit être prise. »

Le type de femmes qu'Holly aurait voulu être.

Sans prévenir, à brûle-pourpoint, Summer lança une devinette. La situation rappella à Holly ses lointains souvenirs d'école où chaque minute de pause était ponctuée de blagues de ce genre. La jeune femme se rejeta dans sa chaise, réfléchissant à la solution. Elle n'avait jamais été doué à cet exercice.

« Orlé... frite... Adorlé... Anna ? Ade ? Adoreléfrit ? Mais personne ne peut appeler son enfant Ade. Si ? »

Holly finit par hausser des épaules.

« J'abdique. Quelle est donc la solution ? Je n'ai jamais été douée pour les énigmes. Je suis incapable de trouver le coupable, que ce soit dans un roman ou une série. Peut-être parce que je suis trop crédule. »

Un doute assaillit alors la jeune femme. Elle leva la tête vers la pendule, suspendue au-dessus du comptoir. Les aiguilles avaient bien bougé depuis son arrivée au restaurant. Chance pour elle, elle était en journée de repos et n'avait aucun rendez-vous urgent. Par contre, était-ce aussi le cas de son interlocutrice ?

« Cela fait déjà une bonne heure que nous discutons. J'espère que vous n'avez aucun rendez-vous urgent, et que mes babillages ne vous ont pas retardé. »

Grand prince, Miss Heartless paya l'addition ne laissant pas même le loisir à Holly de donner son avis sur la question. Chose que, même si elle en avait eu l'opportunité, elle n'aurait pas osé faire. Quand une dame de haut standing vous fait grâce d'une bonne action, il faut savoir se taire et remercier poliment. Geste qu'Holly appliqua, se levant même pour saluer Summer lorsqu'elle partit.

Le geste fit naître quelques rires au sein de la clientèle. Mais Holly n'en avait cure. Même si sa discussion avec la secrétaire de Freiler Industries lui avait permis de rejeter quelques a-prioris, on ne pouvait effacer des années d'éducation. Depuis qu'elle était enfant, Holly avait du apprendre à faire preuve d'une politesse presque obséquieuse auprès des Blancs. Afin de ne pas accroitre leur mépris.

La jeune femme quitta le restaurant peu de temps après Summer.

Le lendemain même, lorsqu'elle reprit sa journée, le supérieur d'Holly lui indiqua sa nouvelle place. Comme l'avait promis Summer, elle était désormais assignée à la suite présidentielle et en particulier à celle de Miss Summer Heartless. « Une cliente de grande importance » se crut bon de préciser son supérieur, en mettant l'accent sur les derniers mots. « Aucune erreur ne sera tolérée. Voyez cela comme la... consécration de vos années de travail. » Holly préféra nullement commenter ces propos. Elle savait, elle, d'où venait ce soudain changement de poste.

Restez à voir si ce changement, et ce nouvel horizon, augurait de bons auspices.

Le dernier mot a écrit:

Du coup, je me suis permise de conclure. Bien entendu si tu veux encore poster quelque chose, hésite pas. Et on pourra évidemment se faire un RP à l'hôtel si tu le souhaites.